Par François Soulard
@franersees
Les évolutions de la mondialisation qui ont lieu aujourd’hui sous nos yeux commencent à dessiner une ligne de perturbation de la gouvernance mondiale, effaçant sur son passage certaines évidences sur les dynamiques à l’œuvre et la réalité des équilibres internationaux. Au business as usual d’une élite transnationale maniant les rennes de la globalisation économique aux dépends des secteurs marginalisés et de la cohérence nationale, s’oppose une reprise en main bilatérale voire unilatérale du commerce en fonction des priorités patriotiques que l’on fait coïncider presque magiquement avec les intérêts corporatifs constitués. En principe, rien n’oblige à ne voir que des aspects négatifs dans ces différents postulats. Un nationalisme adapté et modernisé est un facteur central de dynamisme économique et de consolidation des nations émergentes évoluant au sein d’une globalisation qui ne fait malheureusement pas de pitié. Mais aussi légitimes que certains préceptes peuvent paraître, ils vont néanmoins à l’encontre des bases mêmes d’une gouvernance mondiale dont les manques actuels sont l’une des principales failles tectoniques dans la stabilité de notre système international. L’identitarisme est un sédatif efficace pour combler les frustrations, mais distille silencieusement son venin pour traiter avec un tant soit peu de pertinence l’une des questions les plus brûlantes de l’agenda global, à savoir la mobilité humaine. L’une des difficultés étant que le spectre d’interprétation du rapport à cette société globale va tendre à se polariser, avec à l’extrême une zone de repli « anti-mondialiste » questionnant des principes d’échange et d’ouverture comme voie de progrès du destin collectif.
La mondialisation, fait majeur de nos temps politiques, est de retour au grand galop dans les agendas politiques, de façon pour le moins surprenante et tumultueuse si l’on en juge les soubresauts qui ont lieu dans de nombreuses arènes politiques. D’aucuns vont jusqu’à sonner le glas de la globalisation, d’autres annoncent plus modestement la fin d’un ordre post-Guerre Froide et le virage vers un cycle post-libéral. Réjouissons-nous, sans perdre de vue la gravité des choses, de l’ébullition qui se manifeste pour resignifier et se saisir des mutations des affaires globales. Les évolutions qui ont lieu aujourd’hui sous nos yeux commencent à dessiner une ligne de perturbation de la gouvernance mondiale, effaçant sur son passage certaines évidences sur les dynamiques à l’œuvre et la réalité des équilibres internationaux. Il nous appartient d’en tirer les enseignements et d’actualiser nos feuilles de route à la lumière des possibilités d’éclosion de nouvelles régulations internationales.
Peu avait prédit en effet que la pesanteur du monde allait revenir avec tant de tapage dans le champ des opinions et des débats politiques sur la scène nationale.Au spectaculaire virement protectionniste du monde anglo-saxon, de l’Amérique de Donald Trump au Brexit de la Grande Bretagne, font écho les remous qui secouent la classe politique européenne, pour le moins désarçonnée devant la nature des problèmes et talonnée de près par la percée de secteurs réactionnaires et ultra-nationalistes. La situation est sensiblement différente dans les pays du Sud global, en particulier chez les (ré)émergents qui ont su, non sans en subir les avatars et les contradictions, s’immerger sans suprématie et de façon plus perméable dans les interdépendances mondiales. Pourtant, de nombreuses reconfigurations et des phénomènes comparables à ceux des pays occidentaux se développent en Inde, au Japon, en Russie, en Turquie, aux Philippines ou au Brésil (de Temer). A travers ces différents cas de figure, loin pour l’instant de faire système mais rejoignant une ligne de fuite dont l’Histoire nous a déjà montré certaines issues possibles, sont en train de dessiner de nouveaux schémas d’interprétation et de nouvelles règles du jeu sur le paysage international. Celles que les électeurs viennent de sceller récemment au pays de l’Oncle Sam vient à la fois confirmer et approfondir l’une de ces lignes de force. On ne veut ni être patron, ni être serviteur docile d’une mondialisation diffuse, imprévisible, difficilement domesticable et qui plus est moins rentable sur le plan économique. Il faut resserrer fermement les fers de la mondialisation dans l’étau de l’intérêt national et forger, si cela est nécessaire, une mixture idéologique capable de séduire les laissés-pour-compte et apaiser les angoisses sécuritaires.
Ce semblant de new deal est un véritable coup de massue asséné sur la tête de la globalisation, au sens propre comme au sens figuré, en particulier pour les États-Unis qui en ont distillé l’opium libéral aux quatre coins du monde depuis les années 1980 et qui ont été amené dans les trente dernières années à piloter les affaires globales, sans toutefois parvenir à poser les bases d’un nouvel ordre international et aller plus loin que les visions de politique internationale léguées par Wilson et Roosevelt. Après l’ivresse consumée de son hyperpuissance, l’actualité nous rappelle combien la diplomatie de Washington n’a non pas tout à fait perdu ses atouts de grande nation, mais surtout la capacité d’imposer ses règles du jeu au reste de la planète. La preuve en est en Syrie, dans le conflit israélo-palestinien, avec la Chine et la Russie, y compris avec le Mexique, Cuba et l’Amérique Latine. A l’échec cuisant de la croisade messianique que les néoconservateurs avait entreprise en arrimant leur projection évangélisatrice sur les moteurs de la mondialisation, Barack Obama avait substitué un divorce timide mais significatif avec l’ambition anglo-saxonne, tout en se fondant dans le libre-échangisme lancé par ses prédécesseurs et en recyclant les prétentions impérialistes sous la forme d’un interventionnisme maladroit et d’une participation à des conflits irréguliers. Tous, y compris les promoteurs du Make America Great Again, confessent assez clairement que le monopole de la puissance occidentale s’est dissipé dans les flots de la mondialisation, fait dont ne peut a priori que se réjouir puisqu’il est synonyme du recul des réflexes impérialistes. Mais force est de constater que l’immense appel d’air créé par ce tournant géopolitique est loin de déboucher sur de réelles perspectives de régulation de notre pré-système multipolaire et a fortiori de garantir la gestion d’un monde devenu de plus en plus instable.
Précisément, cette voie nationaliste, revêtant bien sûr des nuances importantes d’un contexte à l’autre, prend le contrepoint d’un rapport aux interdépendances globales vécu comme instable, naïf, inabouti, subi et finalement déstabilisant pour les communautés encadrées dans leur État national. Au business as usual d’une élite transnationale maniant les rennes de la globalisation économique aux dépends des secteurs marginalisés et de la cohérence nationale, s’oppose une reprise en main bilatérale voire unilatérale du commerce en fonction des priorités patriotiques que l’on fait coïncider presque magiquement avec les intérêts corporatifs constitués. Au cosmopolitisme racial essayé par Obama et aux belles incantations des dirigeants européens en faveur de la mixité sociale et de la solidarité, se substitue une réaffirmation des murs de séparation, des frontières et de l’espace national, sur fond d’identitarisme offensif et exacerbé, se traduisant dans la pratique par une vague de xénophobie et une répression des flux migratoires. Ajoutons à cela la tendance à la propagande médiatique des appareils politiques, les emballements émotionnels et l’improvisation diplomatique en lieu et place de la quête patiente d’un multilatéralisme, certes tâtonnant et masquant bien souvent l’exercice des rapports de force, mais affichant néanmoins une volonté de poursuivre l’intérêt commun.
En principe, rien n’oblige à ne voir que des aspects négatifs dans ces différents postulats. Un nationalisme adapté et modernisé est un facteur central de dynamisme économique et de consolidation des nations émergentes évoluant au sein d’une globalisation qui ne fait malheureusement pas de pitié. Une réaction anti-establishment est légitime face à une classe dirigeante endogamique, engoncée dans sa routine de maintien au pouvoir, ayant su fort bien installer son « logiciel globalisant » dans la matrice de la mondialisation afin d’en capter les richesses et des pans significatifs de pouvoir. Les derniers chiffres fournis par OXFAM en 2017 sur les inégalités mondiales sont à ce titre éloquents. Mais aussi légitimes que certains préceptes peuvent paraître, ils vont néanmoins à l’encontre des bases mêmes d’une gouvernance mondiale dont les manques actuels sont l’une des principales failles tectoniques dans la stabilité de notre système international. L’identitarisme est un sédatif efficace pour combler les frustrations, mais distille silencieusement son venin pour traiter avec un tant soit peu de pertinence l’une des questions les plus brûlantes de l’agenda global, à savoir la mobilité humaine. Le nationalisme défensif découpe et détruit les solidarités et les biens communs, comme l’illustre le renoncement dramatique de Donald Trump à assumer le déjà fragile agenda de transition climatique défini par l’ONU. Le bilatéralisme n’a plus vraiment de portée sur les questions structurelles d’une communauté composée de près de 200 États nations et se convertit en leitmotiv pour opérer tout type d’échauffourée dans l’ombre des frêles institutions multilatérales et des normes internationales. Les positions hostiles prises récemment par Netanyahu vis-à-vis du territoire palestinien ou le projet de l’administration américaine d’appliquer une barrière commerciale aux frontières sous le nez de l’OMC et de la Chine n’en sont que les prémisses. Quant au populisme, s’il exprime un retour désirable du politique et une nouvelle relation avec les élites, il est aujourd’hui aussi utile pour percer positivement le conservatisme institutionnel que pour camper dans la dénonciation permanente de l’adversaire et instrumentaliser les peurs.
Cette eau grise, qui s’infiltre dans les fondations chancelantes de l’équilibre géopolitique, est doublement alarmante et doit nous mobiliser autour de plusieurs lignes stratégiques. Tout d’abord, loin de déboucher sur un nouveau régime d’équilibre du pré-système multipolaire, l’absence d’arbitre ou d’acteur pivot dans l’étape actuelle de transition géopolitique se confirme comme étant elle-même un facteur d’instabilité croissante et d’émergence potentielle de nouveaux conflits. L’Histoire a illustré à plusieurs reprises ce rôle d’acteur pivot : la Perse au sein de l’échiquier eurasiatique (IV-V siècles av. J.-C) ; l’Angleterre sur le continent européen (1648-1789 puis 1815-1914) ; les États-Unis après l’effondrement de l’URSS à partir de 1991, avec les errements dont nous essuyons les plâtres actuellement. Tant le repli des Américains, l’incapacité de l’Europe à peser sur les affaires du monde démontrée en Ukraine, en Syrie ou ailleurs, que la volonté des autres puissances pour exploiter ces faiblesses, contribuent à cette situation. La Chine, en passe de devenir le nouveau centre de production mondiale, demeure pour l’instant absorbée par son propre poids. La Russie, habile dans ses rapports de force et sa diplomatie, manque de légitimité pour occuper un tel rôle et les pays (ré)émergents, malgré les ornements et leurs efforts réels pour bâtir une diplomatie active au sein de nouveaux clubs de puissances (BRICS, EAGLEs, MINT), sont encore loin de vouloir assumer cette responsabilité. Cette tendance à une multipolarité « centrifuge », c’est à dire à la dispersion anarchique des pôles de pouvoir, est d’autant plus problématique lorsque la matrice des solidarités à traiter se complexifie. Cela nous confirme qu’il devient nécessaire de s’engager dans l’exploration d’un régime capable de rebondir sur cette tendance et de garantir l’équilibre d’un système multipolaire, comme ce fut le cas dans un autre contexte du régime westphalien. Quels acteurs et coalitions pourraient porter cette initiative dans un panorama ou l’arc néolibéral transnational avec l’Union européenne jouent à une politique de l’autruche ?
Second point lié au précédent, le diagnostic s’affermit qu’une action internationale de court-terme, mélangeant les genres et les époques dans un amalgame de moralisme, d’activisme réactif et de relan impérialiste, ne sont plus des solutions viables à la fois pour gérer les questions brûlantes de l’agenda comme pour stabiliser un échiquier international composé d’unités hétérogènes. Comme nous l’évoquions plus haut, ce sont cette fois-ci les électeurs des classes moyennes qui adressent un message de défiance à l’égard de la construction excluante et boiteuse des interdépendances mondiales. Or, dans le fond, le mode de gouvernance des affaires globales demeure une mosaïque inachevée, produit des dérapages du passé et n’ayant que très peu évolué depuis la fin du monde bipolaire avec la venue des puissances émergentes. Les décisions s’opèrent dans un environnement de diplomatie de clubs de puissants et d'oligarchies, faisant se superposer un multilatéralisme de bonne volonté, des institutions internationales et des dispositifs de sécurité collective relativement surannés (en particulier l’OTAN et le Conseil de sécurité de l’ONU), tout cela opérant sur une réalité modifiée sans cesse par le flux permanent de rapports de force et de nouvelles complexités. Dans ce gouvernance gapaux effets polarisateurs, le plus court chemin qui consiste à privilégier les fausses solutions répondant aux héros et passions du moment, est voué à gagner du terrain tant qu’une opinion publique reliée à de nouveaux espaces politiques ne sera pas soutenue sur le long terme pour discerner et accompagner de nouvelles perspectives de la société globale. L’une des difficultés étant que le spectre d’interprétation du rapport à cette société globale va tendre à se polariser, avec à l’extrême une zone de repli « anti-mondialiste » questionnant des principes d’échange et d’ouverture comme voie de progrès du destin collectif.
Enfin, le recroquevillement actuel va constituer un fantastique écran de fumée vis-à-vis des mouvements de plaque qui révolutionnent souterrainement la matrice du pouvoir mondial. En l’occurrence, le vaste débordement social propulsé sous l’effet des interdépendances mondiales et de communication généralisée au Sud comme au Nord, a fortement déplacé les rapports de compétition entre puissances vers des enjeux de rééquilibrage social et politique. C’est à dire vers des rapports où la puissance effective se recentre vers les logiques non exclusivement étatiques susceptibles de développer l’inclusion et l’intégration, réparer les ressentiments et les inégalités sociales, ou investir dans la régénération des contrats sociaux. Tant la multiplication des confrontations intra-étatiques depuis 1991 que la déroute des acteurs traditionnels pour exploiter politiquement leur capacité militaire en constituent des marqueurs importants. Il suffit d’observer également comment les nouveaux foyers conflictuels coïncident avec une ceinture de précarités sociales et institutionnelles allant de la Mauritanie jusqu’à l’Afghanistan. En somme, les sources de violence et de dérapage sécuritaire se radicalisent davantage dans ces vulnérabilités socio-politiques, au sein d’un environnement où les résistances et les ressentiments accumulés ne sont pas prêts à céder. Cela ne signe pas la fin des rivalités militaires entre les États traditionnels, ni des sources historiques de confrontations.Simplement, l’arme ne décide plus le sort des conflits, elle ne fait que réagir ou tenter de contenir, étant contrainte par la même à recycler de nouvelles stratégies de guerre irrégulière sur le terrain médiatique et économique. Cette mutation dans la modalité même d’exercicede puissance vient reconfigurer les règles du jeu international en lien avec les points précédents.